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Avaler l’étrange

L’obscurité était épaisse derrière les rideaux beiges de la galerie l’Écart. J’y suis entrée à tâtons, bousculant malgré moi quelques corps sombres, immobilisés devant l’ondoyante Dominique Pétrin. Sans visage dans cette pièce obscure, la foule s’était massée aux pieds de l’artiste, face au plancher jonché d’objets indéfinis, fluorescents sous l’éclairage ultraviolet des ampoules noires. Recouverte d’une peluche rose à longue queue, l’artiste interjectait, prise de convulsions, au rythme hypnotisant des coulantes mesures du DJ. Hors de toutes les logiques, aussi insolites auraient-elles pu être, le moment allait marquer… Char de tête d’une longue parade de l’étrange qui déambulerait mollement dans ma tête jusqu’à l’aube.

Dans l’enceinte de l’Agora, les mots s’élevaient pêle-mêle, enfantant un chaos de paroles et de cris. On y était, tous pour entendre, certains aussi pour dévorer, cette splendide femme-attraction qu’est Gigi French. Après qu’on eut regagner nos sièges et remplit nos gorges de liquides extatiques, les lumières s’allumaient et la belle apparaissait, les seins pointant d’une robe de soie noire qui allait émouvoir, regrettablement, plus que les agréables et enivrantes mélodies de l’aguerri sextuor.  D’abord délicieuse, la voix rauque de la « chaude printanière » allait cesser de chanter harmonieusement pour s’embourber dans des mots salis et éthérés. Une bien triste scène que j’allais prématurément et délibérément couper pour nager dans l’air humide du Petit Théâtre.

Et il n’y avait pas d’humide que l’air dans le grand cube noir de la 7e rue. Tout suintait… Murs, cheveux, bouches. Résidus mouillés d’une performance sans étincelles ni désastres des insouciantes et addictives Peelies. Sous un flot intense de lumière, c’est de tous ses membres que Jesuslesfilles exultait son excitation électrique, sa brutalité toute féminine. Amour, explosion, Satan, puissance. Et encore, toujours, l’étrange. Captivant. J’applaudi l’infinie générosité du rock de ces sacrés humains et voguai, vent dans la voile rouge de ma robe en feu, vers l’église.

La Lanterne

Le visage tourné vers la masse humaine difforme et endormie que nous formions, cinquantaine de corps recrovillés et tordus dans des sièges étroits et rugeux, le chauffeur a empoigné son micro d’une main enthousiate et affamée : « Mont-Laurier. Arrêt de 30 minutes. » Il est 2h05 du matin et le nez plat de l’autobus fait face à La Lanterne, embrumé restaurant license complète dont l’enseigne, plantée au milieu d’un décor triste et crasseux,  jète 24 heures par jour 7 jours sur 7 une lumière fade sur l’asphalte rapiécée du boulevard Albiny-Paquette.

Les yeux bouffis et les cheveux en bataille, je pousse la lourde porte du minuscule casse-croûte et me dirige droit vers les toilettes. Mixte, la file est déjà longue et, l’attente replongeant mon cerveaux dans l’univers confus duquel on venait à peine de le sortir, je ne peux m’empêcher de rêvasser à cette Rouyn du présent, envahie et fébrile… J’aurais voulu y être déjà, pour vivre cette première nuit d’excitation et de décibels, arpenter les rues peuplées de la belle de cuivre, goûter son houblon et sentir sa sueur nouvelle, m’éclater les tympans jusqu’à l’aube au son gras et écorché des guitares des Revenants. Cette bande extraordinaire dont les airs arides et atemporels coulent dans mes oreilles depuis deux jours, date à laquelle par une nuit chaude et mouillée, un des quatre spectres déposait dans ma boîte aux lettres la matérialisation de mille heures de rock’n’roll et d’autant de disciplinés efforts – cinq titres qu’ils enfileront par ailleurs devant les rideaux rouges de la Sala Rossa le 16 septembre prochain.  Me reste 300 minutes d’insomnie à écouler le cul coinçé entre deux acoudoirs. Music is your only friend.